Venez à la rencontre des plus grands romanciers et auteurs de manga du Japon.

Keiichiro Hirano

Keiichiro Hirano, ou le dividualisme

Né en 1975, Keiichiro Hirano publie son premier roman en 1998 alors qu’il est encore étudiant. L’Éclipse lui vaut d’être qualifié de « prodige digne d’une réincarnation de Yukio Mishima » par le magazine littéraire Shincho. L’année suivante, il remporte le 120e prix Akutagawa : sa carrière d’écrivain est lancée.

L’Éclipse

Par la suite, il continue à publier régulièrement, mais il est difficile de définir son style littéraire. On peut le diviser en quatre périodes, parallèlement à l’évolution de son œuvre et de ses activités. La première correspond à ses trois premiers romans, L’Éclipse, Conte de la première lune (1999) et Soso (2002), surnommés « les trois romantiques » du fait de la beauté de leur prose romantique et du dynamisme de leur mise en scène du passé. Pendant la deuxième période, il publie des recueils de nouvelles plus contemporaines. Dans sa nouvelle intitulée « Hyokai » (publiée dans le recueil Takasagawa en 2003), il expérimente à travers divers procédés, notamment en racontant une histoire différente sur la page de droite et la page de gauche, ou encore en laissant de larges espaces entre chaque groupe de mots. Puis, à travers son roman Dawn (2009), représentatif de la troisième période, il crée un nouveau concept, celui du dividualisme, par opposition à l’individualisme, une vision inédite de l’Homme en tant qu’être multiple, à la personnalité divisée en plusieurs aspects qui se manifestent ou non en fonction des relations avec les autres. L’auteur vient d’entrer dans sa quatrième période, avec la publication en 2014 du recueil de nouvelles Tomei no meikyu, inspiré de ses observations de notre siècle, qu’il appelle « l’époque des bouleversements ».

Dawn

On ressent dans l’œuvre de l’écrivain, qui fait partie du jury du prix Mishima depuis 2008, l’influence de ses prédécesseurs, Yukio Mishima, Ogai Mori et Junichiro Tanizaki pour ne citer qu’eux. Autre aspect non négligeable de son œuvre : ses liens étroits avec la littérature française et des auteurs tels que Balzac, Baudelaire ou encore Flaubert. Cette influence se retrouve au cœur de Nisshoku, qui se déroule dans la France du Moyen Âge et dont la beauté du texte évoque les poètes symbolistes. L’auteur est directement allé faire des recherches sur place pour Soso, qui se passe aussi à Paris. En raison de sa relation privilégiée avec la France, il est allé y séjourner un an en 2005 en tant qu’ambassadeur de l’Agence pour les affaires culturelles du Japon. Il y est également reconnu en tant qu’auteur, en particulier grâce à la popularité de son roman Conte de la première lune (publié en France en 2001), et a même été nommé chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2014.

Quand on parle de Keiichiro Hirano, on ne peut faire l’impasse sur ses activités au-delà de son travail d’écrivain. Depuis quelques années, il apparaît régulièrement dans des journaux télévisés en tant que commentateur et connait une certaine notoriété en tant que relais d’opinion. Depuis 2008, il écrit une rubrique intitulée « Exposition artistique vue par l’écrivain Keiichiro Hirano » dans le journal Nihon Keizai Shinbun, et en 2014, il est conservateur invité au Musée national de l’art occidental à Tokyo à l’occasion de l’exposition intitulée « L’Appel de l’extraordinaire ». Il a également été membre du jury lors du festival international de la photographie à Higashikawacho. Par ailleurs, la publication en épisodes de son roman Matinee no owarini, à la fois dans le journal et sur internet, vient juste de s’achever.

Le dividualisme, concept qu’il a élaboré, est intimement lié aux activités de l’auteur. À l’évidence, les différentes facettes de sa personnalité se reflètent dans les différentes facettes de sa carrière, et il ne manquera certainement pas d’en révéler de nouvelles dans les années à venir.

Sur Complétez le blancs

Un homme, supposé avoir décédé trois ans auparavant, revient subitement à la vie. Peu convaincu par l’hypothèse d’un suicide qui lui est fournie, il se décide à enquêter sur les conditions de sa propre mort, jusqu’à ce que ses investigations le conduisent à une vérité qu’il était loin de soupçonner.

En abordant les sujets primordiaux que tout bon roman doit traiter, en l’occurrence la Vie et la Mort, à partir du point de vue de la question du suicide, Keiichirô Hirano offre de nouveau à ses lecteurs, avec « Complétez les blancs », une œuvre puissante et réfléchie, dans laquelle se fait sentir le poids et l’ampleur de ses cogitations personnelles.

Il est bien naturel qu’une œuvre littéraire aborde plusieurs thèmes dans son développement, et, sur ce point, votre livre « Complétez les blancs », publié en 2012, semble caractérisé par la question de la Vie et la Mort, du suicide, autour de laquelle vous avez échafaudé toute votre histoire. Pouvez-vous nous expliquer d’abord pourquoi vous avez décidé de construire votre roman autour d’un tel sujet ?

Il y a plusieurs raisons au premier rang desquelles, à l’évidence, se trouvent mon âge et ma propre expérience, ou plutôt ma propre biographie si je puis dire. Mon père est mort alors qu’il n’était âgé que de 36 ans. Des suites d’une maladie. A l’époque, je ne me trouvais encore que dans ma deuxième année d’existence, si bien que, forcément, je ne me souviens de rien le concernant. Un peu comme si un « blanc » occupait l’endroit dans ma mémoire où j’étais supposé avoir accumulé des souvenirs de mon père.

Quand quelqu’un perd un de ses parents aussi jeune, il se persuade alors, non sans une grande inquiétude, qu’un sort similaire l’attendra fatalement au même âge. C’était vrai du moins, me concernant. Quand j’étais gamin, je croyais fermement que la mort m’emporterait à 36 ans. Au point où je n’arrivais vraiment pas à m’imaginer plus vieux que mon père ne l’aura jamais été.

Du coup, quand j’ai approché doucement mais sûrement cet âge fatidique, je me suis dit qu’il fallait absolument que je m’accroche à quelque chose pour réussir à passer ce cap sans encombre. Et c’est l’écriture qui a joué ce rôle. J’ai ressenti le besoin, sous une forme quelconque, d’écrire un roman sur celui que je n’avais pas connu. Voilà comment j’en suis arrivé à réfléchir longuement sur mon père, sur ce qu’il avait dû ressentir à l’époque où celui-ci allait avoir l’âge que son fils, moi, allait désormais atteindre. Et c’est ainsi que j’ai choisi de faire mourir prématurément le protagoniste de mon roman, Tetsuo TSUCHIYA, avant de le faire revivre au même âge, à 36 ans. C’est à dire, à l’âge que j’avais alors.

Vous vous êtes donc inspiré de votre propre vie pour aborder le sujet de la « Mort » dans votre roman, mais pour quelle raison avoir présenté celle-ci sous la forme du « Suicide » ?

Parce que c’était un sujet qui m’intéressait depuis longtemps, et sur lequel je voulais plancher, en tant que « manière de mourir ». La Vie et la Mort sont des thèmes majeurs et primordiaux dans la Littérature. J’ai d’ailleurs moi-même eu l’occasion de les aborder de différentes façons dans mes ouvrages précédents. Ainsi, dans « Explosion », par exemple, le roman que j’ai sorti avant « Complétez les blancs », j’avais choisi l’homicide, c’est à dire le meurtre, pour évoquer le thème de la Mort.

Or, quand on prend le temps de réfléchir à ce genre de sujet, il n’est pas possible d’éluder simplement et purement la question du suicide. A l’époque où j’ai couché mon roman sur le papier, il y avait 30.000 personnes environ qui, tous les ans, choisissaient de se donner la mort au Japon, et il suffit de regarder ces chiffres en détail, pour s’apercevoir que les Jeunes en représentaient une bonne part. Pour quelqu’un qui vit au Japon, le suicide est une question sociale évoquée très fréquemment et, je connais d’ailleurs personnellement plusieurs personnes qui sont passées à l’acte autour de moi. Bref, ce n’était pas une question qui m’était étrangère, et c’était même un sujet auquel je réfléchissais déjà depuis très longtemps.

Vous voulez dire que la question vous touchant à la fois personnellement et socialement, vous avez alors pris la décision de traiter la Mort à travers le prisme du suicide ?

Exactement. Ce n’est pas tout. Un peu avant que je ne commence à m’attaquer à l’écriture de « Complétez les blancs », le Japon, en 2011, a été assailli soudainement par un gigantesque tsunami. Près de 20.000 personnes y ont perdu la vie. Vous pouvez donc aisément imaginer à quel point la situation était dramatique. Or, c’est à la même période, exactement que mon enfant est né. C’était, par conséquent, une période assez étrange pour moi, car à l’âge de 36 ans, c’est à dire à l’âge auquel mon père avait trouvé la mort, je suis devenu parent à mon tour. Tout faisait que je songeais énormément à la Mort à cette époque, d’un côté, à cause de la tragédie que vivait mon pays, et de l’autre côté, sur un plan beaucoup plus う. Mais c’est ainsi que, de fil en aiguille, de réflexions en réflexions, j’en suis venu à ciseler ce roman.

Après vous êtes résolu à écrire sur le Suicide, avez-vous mené des recherches, et des interviews afin de vous documenter sur le sujet ?

Effectivement, j’ai lu beaucoup de romans qui, dans le passé avait déjà abordé ce thème, ainsi que de nombreux textes écrits par des gens ayant dans leur entourage quelqu’un qui a commis un suicide. J’ai d’ailleurs interviewé quelques-unes de ces personnes endeuillées, ainsi que des personnes ayant déjà tenté réellement de passer à l’acte, ou bien encore d’autres qui, au sein d’associations, s’occupent de traiter cette question.

En menant vos recherches, avez-vous songé à quelque chose auquel vous n’aviez pas pensé jusque-là ?

J’ai compris en fait, que nous nous comportions à l’égard du souvenir des personnes disparues, d’une manière extrêmement simple, extrêmement basique. En clair, que nous voulions tous, simplement, les revoir. Voilà tout. Car nous savons pertinemment que si nous pouvions seulement les revoir, alors nous aurions énormément de choses à leur dire et de questions à leur poser.

C’est pour cela que j’ai décidé d’axer mon roman sur ce souhait que tous les proches de personnes suicidées, me semblaient avoir à cœur. Et c’est ainsi que mon roman « Complétez ces blancs », commence par le retour à la vie de Tetsuo, mon personnage principal.

En écrivant ce livre, j’ai senti que mes propres considérations concernant ce concept de mort volontaire, ou, plus généralement parlant, du décès, s’épaississaient, comme si elles prenaient une nouvelle dimension. J’ai repensé de fond en comble les notions de Vie et de Mort, que j’appréhendais comme quelque chose qui « est » et quelque chose qui « n’est pas ».

Pour quelqu’un qui vit au Japon, le souvenir du tsunami de 2011 reste extrêmement vivace. Est- ce que votre perception de la Mort et vos réflexions sur cette question ont évolué après cette tragédie ?

Quand cette catastrophe est survenue, ce à quoi j’ai pensé, en prêtant l’oreille à ce que me confiaient les personnes dont un proche avait été englouti par les vagues, c’est que tous, réalisaient l’ampleur de qui s’était produit, avant tout, en constatant que celui ou celle qui était à leurs côtés la veille, ne l’était désormais plus. Si un corps n’était pas retrouvé à quelques distances de là où la mer l’avait ravi, alors il était difficile, pour les proches du défunt, de se convaincre que celui ou celle qui « existait » jusque-là, « n’existait plus », que ce qui « était », « n’était plus » désormais. Il leur fallait plus de temps pour appréhender la vérité et la mort sans cette confrontation directe et brutale.

Lorsque j’ai écrit « Explosion », et que j’ai pris le temps de réfléchir à la question du meurtre, je me suis dit que quand les Hommes désiraient tuer quelqu’un, c’était, probablement que, dans la plupart des cas, ils voulaient réduire leur victime à l’état de néant, faire, en quelque sorte comme si elle « n’avait jamais existé ». Leur objectif, c’était généralement d’annihiler l’existence d’autrui, et le moyen par lequel ils passaient à l’action, c’était l’homicide. Je pense que cette envie de « faire disparaître une existence », s’applique tout aussi bien dans le cas d’un suicide.

Est-ce qu’en considérant la Vie et la Mort comme quelque chose qui « est » et quelque chose qui « n’est pas », la vision que vous aviez du suicide s’est trouvée modifiée ?

Par rapport au suicide, la plupart des gens réagissent et considèrent l’acte de la même manière. Celui qui est passé à l’acte aurait donc subjectivement, pris la résolution de se tuer, et agi d’une manière parfaitement délibérée. Voilà pourquoi, s’ensuivent généralement des critiques d’ordre psychologiques. En clair, puisque le suicidé a eu le courage de se tuer, pourquoi n’aurait-il pas eu l’obligation de transformer cette force en une volonté de vie, afin de survivre ? C’est par cette logique que certaines personnes disent ne pas pouvoir pardonner à quelqu’un qui a mis fin à sa vie de lui-même, alors que tant d’autres, confrontées à la Mort, ne demanderaient qu’à vivre.

Mais tout est bien plus compliqué en vérité. Parmi ceux ou celles qui ont déjà tenté de mettre fin à leurs jours, vous trouverez toujours des personnes qui ignorent pourquoi elles en sont venues à de telles extrémités. C’est auprès de celles-ci que j’ai pu entendre l’expression « vivre un blanc de 30 minutes ». Au moment de se suicider, elles m’ont dit avoir perdu connaissance, comme si elles s’étaient séparées provisoirement de leur être, jusqu’à ce qu’elles réalisent soudainement qu’elles se trouvaient à deux doigts de se jeter du haut d’un immeuble. Alors même qu’elles n’étaient pas mues d’une quelconque volonté de se tuer elles-mêmes, et qu’elles n’éprouvaient donc, par conséquent, aucune envie de commettre un suicide. Si on considère que les personnes passant à l’acte étaient acculées psychologiquement, et que leur suicide ou leur tentative de suicide ne survenaient finalement que comme une sorte d’accident, il devient alors impossible de blâmer qui que ce soit.

On peut certes considérer que les raisons d’un suicide sont véritablement très complexes, mais quand les conditions dans lesquelles une personne vit, lui deviennent insupportables, plutôt que d’opter fatalement pour ce concept de Mort, ce sont à chaque fois d’autres volontés qui lui traversent l’esprit : « j’ai envie de disparaître », « j’aimerais bien partir » ou bien « j’adorerais tout arrêter ». Et c’est d’une manière semi-consciente, que ces personnes considèrent le suicide comme un moyen d’arriver à cette fin, et y ont finalement recours. Pourtant, la logique voudrait que si elles avaient simplement eu juste envie de tout arrêter, ces mêmes personnes auraient pu se contenter de rester tranquillement et confortablement dans leur lit, plutôt que de se jeter du haut d’un immeuble. Elles ne pouvaient pas être tenues comme responsables, si elles se trouvaient dans une situation psychique leur interdisant d’opter sereinement pour cette solution. C’est sur toutes ces questions que j’ai réfléchi, avec forcément plus de profondeur et de finesse, à l’intérieur de mes romans.

Le personnage de Tetsuo, qui revient à la vie, est surnommé « le ressuscité » dans votre roman. Tout indique qu’il se soit suicidé, mais l’intéressé ne s’en rappelle absolument pas, et il ne peut même pas trouver le début d’une raison qui aurait pu le faire passer à l’acte. Au contraire, il commence même à croire qu’il a dû être tué par quelqu’un, et c’est au moment où il se décide à chercher son meurtrier potentiel, que votre histoire commence et se déploie.

Vous avez aussi créé le personnage de Saeki qui va s’opposer frontalement à votre protagoniste. C’est un homme qui était employé comme gardien dans l’entreprise où Tetsuo travaillait, et qui va harceler ce dernier, après son retour à la vie, jusqu’à ce qu’il tombe dans une pleine confusion. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous avez voulu faire en faisant apparaître ce Saeki dans votre roman ?

Saeki est une sorte de personnage maléfique. Je voulais apporter à sa logique négative concernant la Vie et le Bonheur, une certaine force de persuasion. Il symbolise toute cette logique morose et cette humeur maussade qui se propagent dans le Japon contemporain.

Une certaine idée du Bonheur, forgée pendant la période de haute croissance qui avait suivi la fin de la guerre, avait longtemps perduré dans mon pays. C’était l’idée selon laquelle n’importe qui, en suant sang et eau au travail, pouvaient acquérir des richesses, bâtir un foyer heureux et vivre en paix et en sécurité toute sa vie. La majorité de mes compatriotes ont cru en ce mythe de la croissance qui nous faisait miroiter une vie plus riche que celle de la génération précédente, et une existence pour nos enfants plus heureuse encore que celle que nous étions supposés avoir.

Cependant, après que la période de haute croissance se soit terminée, et que la bulle économique eut éclaté vers le début de la décennie 1990, la « génération perdue » a émergé et tous ces mythes se sont soudainement effondrés. Il nous est tout à coup devenu difficile de croire à la possibilité de devenir plus riche que la génération de nos pères, et d’ailleurs, il faut désormais déployer des efforts considérables pour pouvoir espérer au même niveau que ces derniers. Par exemple, pour vivre paisiblement en famille dans une maison achetée, soit ce que la génération précédente considérait après tout comme parfaitement commun et coulant de source, il est désormais nécessaire de faire absolument de nombreuses heures supplémentaires, afin d’espérer voir ce souhait réalisé.

Et pourtant, c’est comme si notre société, dans son ensemble, ignore volontairement ce fait, cette évolution, et se conduit comme à l’accoutumée. Le personnage de Tetsuo, dans « Complétez ces blancs », est mû, tant bien que mal, par l’envie de reproduire cette image du Bonheur léguée par les générations précédentes. C’est particulièrement visible dans le fait qu’il s’efforce de vivre une vie de famille heureuse, ce que son père, mort prématurément, n’avait pu être en mesure de réaliser. Ce n’est pas en rechignant ou en renâclant à la tâche, qu’il travaille d’arrache-pied, mais bien au contraire, d’une façon volontaire et déterminée.

Son désir de devenir heureux et sa volonté d’acheter une maison transcrivent bien toute la partie positive de son message. Mais, dans le même temps, il y a, dans ses propos et dans ses actions, une sorte de tristesse trahissant le fait qu’il semble être acculé à faire ce qu’il fait. Naturellement, ce n’est pas un problème qui lui est propre à lui en particulier. La société elle-même tend à enjoliver le passé et la façon avec laquelle les gens vivaient autrefois, de sorte que les Japonais y songent chaque fois avec une certaine nostalgie.

Tetsuo n’est finalement, qu’un être banal, dans tous les sens du terme. Il veut devenir heureux dans la vie, et travaille de toutes ses forces pour sa famille : rien qui ne prêterait le flanc, en surface du moins, à la moindre critique. Mais je pense que c’est justement là que se trouve la raison pour laquelle tant de gens « normaux » sombrent dans la dépression au Japon. C’est ce genre de contradictions et de paradoxes qui se font de plus en plus jour dans la société japonaise actuelle.

Saeki symbolise justement ces déformations de cette dernière. Même si, d’un autre côté, je pense qu’il dit quelque chose de plus primordial encore sur la question de l’Amour.

Entre 2011 et 2012, quand j’écrivais « Complétez ces blancs », une partie de ces tares de notre société commençaient à être enfin montrées du doigt. Je voulais, à mon niveau, creuser davantage cette question et montrer, par mon roman, tout ce que cela sous-entendait et signifiait pour nous.

Pouvez-vous nous parler un peu du concept relatif au « dividu » auquel Tetsuo parvient dans le roman, afin, d’une part, d’accepter le fait qu’il ait mis fin à ses jours de lui-même, et d’autre part, de réussir à dépasser cette réalité.

C’est quelque chose qui me tient particulièrement. Disons qu’en clair, je ne considère pas l’être humain comme une entité entière et insécable, comme un « individu », si vous voulez, mais plutôt comme la réunion de plusieurs personnalités ou pour le dire autrement, comme un agrégat de « dividus ».

Les Hommes se comportent différemment et ne ressentent pas ou ne pensent pas la même chose, en fonction de celui ou de celle qui interagit avec eux. Les deux parties s’influencent mutuellement, et il est commun de s’approprier inconsciemment les pensées ou bien la façon de ressentir quelque chose d’un interlocuteur. Il n’y a rien d’anormal à être affublé de plusieurs casquettes et à porter plusieurs masques ; et c’est, par ailleurs, grâce à cela que l’on peut conserver, à mon sens, un certain équilibre en société. Il n’y a pas un masque plus vrai ou authentique que les autres, car n’importe lequel de nos « dividus » représente celui ou celle que l’on est vraiment. Et puis c’est justement la propension d’utilisation de ces dividus qui, à mon sens, retranscrit la personnalité et l’individualité de quelqu’un.

Votre concept de « dividualisme » serait-il efficace pour quelqu’un animé par des pensées suicidaires ?

Je le crois. Je pense qu’il y a de nombreux cas parmi les personnes ayant commis un suicide, pour lesquels si le défunt avait pu avoir au moins cette notion de dividualisme à l’esprit, il aurait pu éviter d’être acculé à la mort.

En vérité, nous entendons toujours, dans le Japon d’aujourd’hui, des cas d’enfants qui, étant brimés jusqu’à l’intenable à l’école, finissent par se suicider. En parlant avec les familles, on apprend que, chez eux, ces enfants discutaient tout à fait normalement, et même avec un certain entrain, au point où personne ne pouvait imaginer le fait qu’ils étaient victimes de brimades incessantes à l’école.

Les enfants qui se suicident, appréhendent probablement leur être dans leur totalité, et, pensant que s’ils se font brimer en classe, il leur faudrait le supporter de toutes leurs forces. Comme ils n’y arrivent pas, ils sombrent doucement dans une haine d’eux-mêmes qui les dévore. Vivre leur devient détestable. Or s’ils avaient pu concevoir le fait que leur être pouvait se fractionner pour chaque relation entretenue, ils auraient probablement pu porter un regard différent sur eux-mêmes quand ils se trouvaient par exemple avec leurs parents, ou bien avec leurs amis en dehors de l’école. Et ils auraient ainsi pu éventuellement penser que la personne qu’ils étaient, ne méritait pas forcément leur détestation.

S’il est possible d’observer objectivement sa propre existence après l’avoir fractionnée au préalable, il doit alors être également possible, de l’appréhender de façon fractionnelle, et de l’estimer au regard de chacune des relations entretenues, sans se précipiter vers un jugement conclusif entièrement négatif ou positif. Tout individu deviendrait ainsi capable de circonscrire des dividus sous lesquels il lui serait agréable de vivre, et d’autres, au contraire, par lesquels leur vie tiendrait plus du calvaire. A partir de là, tout un chacun devrait faire tout son possible pour ne pas vivre sous son dividu le moins agréable, en triant ses relations et en modifiant son environnement en conséquence, tout en, dans le même temps, faire en sorte que surgisse son dividu le plus agréable, afin de trouver un équilibre sain, dans la vie. Le problème, lorsque l’on considère que son être ne fait qu’un, c’est que quand on tombe dans la haine de soi, on se déteste entièrement, et on agit de manière à renier sa propre nature, sa propre essence.

Les gens les plus sérieux et les plus disciplinés à leur égard, ont tendance à se blâmer le plus mentalement. Ils se répètent que « ce n’est pas une façon de vivre », ou qu’ils ne sont pas satisfaits avec « tels qu’ils sont maintenant ». Or, comme leur message intrinsèque est juste, il est difficile d’émettre le moindre reproche ou de les réprimander pour cela. Seulement, ce sont justement ces valeurs positives qui peuvent parfois le plus acculer les Hommes dans leurs derniers retranchements. Et tantôt de manière extrêmement cruelle. C’est sur cette question que j’ai voulu revenir en détails, dans mon livre « Complétez ces blancs ».

A partir de ce dividualisme que vous avez développé, êtes-vous en mesure de décoder les raisons pour lesquelles le taux de suicide est si élevé au Japon ?

Parmi les personnes qui se suicident au Japon, il n’y a pas seulement des adolescents mais aussi de nombreux jeunes ayant pleinement atteint leur majorité. Je pense, par conséquent, qu’il est possible de déceler dans ce phénomène, l’influence que pourrait avoir sur eux, le Travail ou bien la question de l’identité individuelle.

Personnellement, je fus étudiant dans la deuxième partie des années 1990. A l’époque, la pensée selon laquelle l’idéal absolu consistait à trouver ce que l’on voulait faire dans la vie et parvenir véritablement à le faire, était largement dominante. Concrètement, cela signifiait qu’il fallait s’affirmer socialement, avant tout par la recherche d’un travail, synonyme jadis d’emploi à vie. Un processus qui était supposé mener au Bonheur.

Mais ce modèle, une fois entré dans le XXIème siècle, s’est effondré. Les évolutions de la société furent larges, rapides, et brutales. L’économie ne décollait plus, et même dans les grandes entreprises de produits électro-ménagers, où les étudiants aspiraient généralement à entrer, les restructurations étaient fréquentes, au point où la situation devint extrêmement préoccupante. Ainsi, même si les jeunes de cette époque pensaient pouvoir bâtir leur identité sur l’emploi, la fragilité de ce dernier ne leur permettait pas d’avoir de solides et durables perspectives et d’être rassurés sur ce point. Il était devenu terriblement ardu de baser son identité sur sa place dans la société.

Malgré cette évolution palpable, les étudiants japonais restent pourtant depuis leur plus jeune âge, sous une constante et forte pression sociale, qui les intime à trouver un emploi par lequel ils seraient susceptibles de se construire une identité. D’un autre côté, comme ils s’adaptent constamment à autrui dans leurs relations, beaucoup se prennent en grippe, en ayant une opinion négative d’eux-mêmes. Au point où ils en viennent à se dire qu’ils ne vivent pas vraiment, qu’ils ne sont pas eux-mêmes dans leur vie. Alors qu’ils se posent la question de savoir qui ils sont dans la société (Who am I ?), ils sont confrontés dans le même temps à la question de savoir quel est l’identité de ce « je » (What is I ?) qui vit avec autrui.

Comme la conscience religieuse n’est pas particulièrement forte au Japon, certaines personnes peuvent ainsi éprouver des difficultés à se forger un socle de valeurs, ce qui explique pourquoi, bien souvent, la recherche de reconnaissance sociale occupe autant de place dans la construction d’une individualité chez mes compatriotes. La profession et le lieu de travail deviennent des repères aisément identifiables à partir desquels se base cette même reconnaissance sociale.

Or, j’ai peut-être l’air de me répéter mais, la société elle-même connaissant des bouleversements, les mécanismes sur lesquels elle s’arc-boutait, ont fini par ne plus fonctionner. Le travail d’une personne peut, par un deuxième voire un troisième emploi, devenir éclaté, multiple, et ainsi, tout un chacun se trouve en mesure, dans le même temps, d’appartenir à différentes communautés. C’est la vision d’une identité multiple, telle que l’a développée Amartya Sen dans ses travaux. A partir de là, si une personne considère son propre être comme l’éternel « individu » indivisible, alors elle débouche fatalement sur la conclusion classique qu’il y a « un véritable soi et un autre affublé d’un masque superficiel ». Je pense, moi, que cette représentation de l’être est erronée, et je lui y substitue une autre, un nouveau modèle selon lequel l’être serait divisé en plusieurs « dividus » qui agiraient en réseau, sans qu’un seul ne domine les autres, et ce, avec un jeu de proportion régissant leurs apparitions.

Dans « Complétez ces blancs » et vos œuvres qui précèdent et suivent cet ouvrage, vous développez largement ce concept de « dividualisme ». Je pensais personnellement que le roman n’était pas un réceptacle idéal pour diffuser largement un nouveau concept, mais en tant que véritable romancier, quelle est votre opinion sur ce sujet ?

A mon sens, afin d’appréhender le monde tel qu’il est autour de nous, nous pouvons soit continuer d’utiliser le concept d’individu comme unité fondamentale, ou bien soit, au contraire, avoir recours à celui de « dividu », fragmentation du premier à chaque interaction humaine. Il s’agit de comprendre laquelle de ces deux approches s’avère la plus efficace pour appréhender la condition humaine actuelle. Et je pense que la façon d’écrire un roman change selon celle qui est retenue.

Peut-on dire que l’objectif ultime d’un roman consiste à secourir l’Homme ou non ? C’est une question difficile. Mais de nombreuses personnes m’ont dit avoir été « secourue » après avoir lu mes livres et abordé cette théorie du dividualisme que j’y développe. Et il y a même des gens qui, ayant des tendances suicidaires, m’ont avoué avoir arrêté de tenter de mettre fin à leurs jours, après la lecture qu’ils ont faite de mes œuvres. C’est naturellement là, quelque chose qui me remplit de joie. Je sais néanmoins que parmi mes lecteurs, il peut y en avoir qui trouvent que tout cela, au contraire, ne fait pas grand sens, et que certains ont plutôt savouré la rhétorique que je distille dans mes pages, mon style d’écriture ou bien quelque chose de complètement différent. Je crois, pour conclure, que si la lecture peut effectivement parfois s’avérer salvatrice, j’ai néanmoins l’impression que je pourrais difficilement écrire un roman en ayant ce but à l’esprit.

Pouvez-vous nous dire alors ce que, pour vous, tout roman doit réaliser ?

Pour moi, un romancier ne doit pas seulement écrire une histoire concrète, mais il doit aussi transmettre une certaine vision du monde. A l’évidence, il faut que celui qui aspire à écrire un roman, possède en lui, l’idée d’un monde idéal, d’un Homme idéal. Dans les œuvres de mes romanciers favoris, que j’ai lues et relues, vous trouvez toujours une conscience extrêmement fine et profonde de la situation contemporaine, à laquelle se rajoute la description d’un monde tel qu’il aurait dû être. Ces descriptions peuvent varier fortement selon les auteurs. Je pense sincèrement que j’ai moi-même été « sauvé » par la lecture de ces œuvres ; c’est ce que je ressens au plus profond de moi et je suis persuadé d’ailleurs que c’est grâce à ces romans que j’ai pu vivre jusque-là.

Pouvez-vous revenir en détails sur votre démarche ayant abouti au concept du « dividu » ?

A l’époque où je me suis attaqué à l’écriture de « Destruction », j’ai profondément ressenti, à travers mes difficultés d’écriture, à quel point les notions modernes qui avaient, bon gré mal gré, résisté jusqu’au XXème siècle, arrivaient à leurs limites. Je sentais que le système basé et centré sur le concept de l’individu, s’essoufflait. Si le personnage principal de cette œuvre se trouve impliqué et victime d’une terrible tragédie, j’ai lié et décrit l’érosion de sa vie, avec la destruction complète de sa vision du monde telle qu’il se la représentait. Je sais que beaucoup de lecteurs ont compris et ont partagé ce que je voulais dire, mais, dans le même temps, de nombreux autres se sont plaints de l’ignorance dans laquelle je les laissais concernant la question de la manière de vivre ou plutôt de survivre par la suite. Moi-même, je suis tombé dans une sorte de nihilisme profond à cause de « Destruction », et j’ai été, dans ma chair, confronté à la nécessité de réfléchir sur ce qu’il fallait que je fasse pour vivre. C’est ainsi que j’ai longuement réfléchi à une nouvelle façon d’appréhender la vie, non pas par l’entremise d’une sorte de spiritualisme, mais plutôt en me basant sur les relations entre les Hommes en tant qu’individus et sur le système sur lequel était basée notre société.

Quand on réfléchit à la manière de vivre à notre époque, il est courant de conclure à la nécessité d’intégrer une grande structure et de se fondre dedans entièrement. On peut ainsi voir, non pas seulement au Japon, mais dans le monde entier, des Hommes souhaitant le retour à un certain ordre, par la Religion ou des formes extrêmes de nationalisme. Je me suis dit alors que je voulais, moi, chercher une façon de vivre différente de celle-ci. Je cherchais une voie me permettant d’approcher la réalité de la vie, au sein des relations qu’un Homme entretenait réellement avec un pair, et je ne parle pas là, de relations d’ordre hiérarchique mais de relations d’égal à égal. C’est ainsi que je suis parvenu au concept de dividu, après être remonté à l’origine du concept d’individu, importé au Japon depuis l’Europe, et, celui-là même s’est avéré nécessaire au regard de ma construction théorique d’un nouveau système social.

Avez-vous été influencé pour votre concept de dividualisme, par les pensées d’auteurs vous ayant précédé ?

Je lis les œuvres de Yukio MISHIMA depuis mon plus jeune âge et je sais tout ce que je leur doit et toute l’influence qu’elles ont eu sur moi. Je me trouve actuellement à l’exact opposé des positions conceptuelles que cet auteur s’était faites de la politique, mais, dans le même temps, je ne les ignore pas, et j’essaie même de les dépasser.

Quand Mishima est parvenu à la trentaine, il sombra lui aussi dans un nihilisme profond, et s’il a tenté, à cette époque, de s’adapter du mieux qu’il pouvait à la société japonaise d’après-guerre, il finira par revenir finalement au système impérial. J’ai, de mon côté, cherché à traiter différemment le nihilisme qui était le mien, et que j’avais subi à la même période de ma vie. Je ne me suis pas agrippé à la réalité de l’existence telle qu’aurait pu me l’offrir une grande structure que j’aurais embrassée, mais j’ai voulu chercher celle-ci plutôt dans les relations humaines segmentées, subdivisées, et c’est ainsi que j’ai élaboré ce concept de dividualisme.

La question de l’identité est un problème qui fait toujours souffrir un grand nombre de personnes. A la source de cette question se trouvent, à mon sens, l’interrogation personnelle de sa propre définition, ainsi que celle de la possibilité, ou non, de s’affirmer.

A quoi avez-vous prêté attention en développant ce dividualisme ?

J’ai extrêmement réfléchi sur le choix et le poids des mots utilisés, en abordant le concept de dividu, afin que mes lecteurs puissent, en l’utilisant, mettre un peu d’ordre dans leur vie riche et complexe. De nombreuses sciences humaines comme la Philosophie, la Sociologie, la Psychologie, ou bien encore la Psychiatrie, ont, dans des champs aussi divers, abordé le concept de l’Identité, mais il est souvent extrêmement ardu de les recycler à notre niveau, dans notre quotidien, quand nous sommes pris de doutes existentiels. Il est pareillement malaisé d’y recourir, pour écrire un roman. Pour la simple raison que ces termes ou ces approches jurent terriblement avec le style habituel d’un romancier. En ce sens, je voulais faire du concept de dualisme quelque chose de facilement utilisable et de compréhensible, à la portée de tout le monde. Seulement, comme je savais que cela n’amènerait pas grand-chose si je forgeais un terme comme ceux qu’un marketing superficiel fait abonder dans la littérature de développement personnel, j’ai choisi de travailler sur l’étymologie historique du terme individual signifiant « ne pouvant être divisé », pour créer son antonyme, dividual, « pouvant être divisé ». Et c’est grâce à cette trouvaille que j’ai pu, dans les pages de « Complétez ces blancs », décrire la question du suicide, celle de l’identité ou bien celles encore de la Vie et de la Mort, avec une approche procédant d’un point de vue tout à fait inédit jusque-là.

Si nous récapitulons brièvement, c’est ainsi, que ce livre, que vous aviez commencé à écrire à partir d’une volonté de conjurer l’âge de 36 ans, soit « l’âge du décès du père », mais aussi de différentes situations découlant, à la fois de la catastrophe survenue de 2011, de votre conscience du fort taux de suicide au Japon, et également de la naissance de votre enfant, ce livre, donc, s’est trouvé lié à une vision du monde extrêmement affirmative à l’endroit de la vie.

C’était là, pour moi aussi, tout l’intérêt d’écrire ce roman.

Liste des auteurs de Cork

Kotaro Isaka

(gestion des droits d’auteur en dehors du Japon uniquement)

Hiromi Ito

(gestion des droits d’auteur en dehors du Japon uniquement)

Tom Kawada

(AR3Bros.)

Masahito Soda

(Ten Prism)

Shinya Tanaka

(gestion des droits d’auteur en dehors du Japon uniquement)

Keiichiro Hirano

(gestion des droits d’auteur en dehors du Japon uniquement)

Norifusa Mita

(Investor Z, Dragon Zakura, Angel Bank, etc.)